Daniel Meier, enseignant à Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’UMR Pacte
De tout temps, les zones tampons ont constitué des dispositifs territoriaux favorisant une interruption des combats et un moyen de séparer les belligérants. Depuis l’invention des Etats modernes, c’est aussi un moyen de gérer des différends frontaliers en introduisant des espaces interstitiels, comme logés entre-deux souverainetés nationales, avec des appellations multiples, de « ligne » à « safe zone » qui peuvent parfois être des « no man’s land ». Dans les conflits modernes, les zones tampons sont aussi utilisées, avec des motifs sécuritaires, pour justifier l’occupation du territoire d’un Etat voisin. Les cas contemporains de la Turquie au Nord de la Syrie ou de la Russie à l’Est de l’Ukraine l’illustrent bien.
Au Moyen-Orient, force est de reconnaître que peu de recherches ont porté sur ce type d’objet alors même que la région regorge d’exemple – de contestations frontalières aux occupations militaires – qui font l’objet d’usages politiques variés. Il convient toutefois de noter le développement récent des recherches sur les enjeux de frontières contemporains au Moyen-Orient. A la croisée de la géographie politique, de la science politique et de l’anthropologie, plusieurs travaux portant sur les régions frontalières et leurs enjeux sont venus enrichir un débat sur l’apport du domaine d’études des frontières (border studies) à la conceptualisation des phénomènes frontaliers.
Défricher une littérature, cerner un objet
Le questionnement qui anime l’ensemble des articles publiés dans cet ouvrage postule l’existence d’agencements variés entre trois concepts – espace, pouvoir et identité – qui définissent trois types de questions : quelles sont les conditions d’apparition des espaces interstitiels aux frontières et avec quels effets spatiaux ? Quel ordre politique s’y déploie et qui sont les principaux acteurs en jeu, avec quels intérêts ? Comment est-ce que les appartenances s’adaptent ou se reconfigurent dans pareil environnement ?
Outre ces questions, une conception commune de la frontière traverse l’ouvrage, celle d’une entité changeante et processuel, un système de signes et de symboles, producteur de sens et d’effets concrets sur les acteurs. En langue française, le terme de « frontiérisation » (bordering) s’est ainsi imposé dans la littérature, sous l’effet d’importation de la conceptualisation propre au domaine d’études des frontières (border studies). Au diapason de la littérature propre à ce domaine d’études, les contributeurs prennent également appui sur l’idée d’une interdépendance entre ce processus de frontiérisation et celui d’ordonnancement politique (ordering) et d’identification (othering).
Afin de cerner l’objet d’étude de façon souple et ouverte, on tente d’abord d’évaluer la pertinence d’une série de concepts existants dans diverses disciplines (buffer zone, liminalité, marge, borderscapes, frontier, frontières réseaux, régions frontalières, no man’s land) à partir des trois axes d’entrée susmentionnés, l’espace, le pouvoir et l’identité, qui sont considérés comme consubstantiels de l’objet frontière. Au-delà de leurs forces et faiblesses, ces concepts permettent d’appréhender les espaces interstitiels loin d’une pensée simplement stato-centrée et qui laisse une place significative dans leur définition même aux acteurs sociaux qui peuplent ou organisent ces territoires liminaux.
Cas d’études et usages conceptuels variés
Différents cas d’étude sont ensuite présentés. Dans sa recherche sur les Bédouins du Sinaï, la politiste Evrim Gürmüs (Université MEF, Istanbul) montre l’arrière-fond politique de leur marginalisation territoriale, des suites de l’accords de Camp David en 1979. Transformé dès lors en zone tampon, le Sinaï a ipso facto marginalisé sa population bédouine, transformant ce territoire frontalier en espace de résistance, y alimentant les dynamiques de la violence transnationale. Zinovia Foka (Etudes urbaines, Université de Weimar) a elle montré, avec le cas de la Ligne Verte qui divise et polarise l’île de Chypre, que Grecs et Turcs ont tous des intérêts spécifiques à la prolongation du conflit, la ligne servant de ressource politique aux nationalistes des deux bords. Or l’apparition d’une société civile est venue contester ce narratif en réclamant un processus de dé-frontiérisation (de-bordering) en utilisant l’espace interstitiel même de la ligne verte comme lieu de renégociation identitaire et politique.
De son côté, la politiste Rosita Di Peri (Université de Turin) utilise le concept d’interstitialité pour penser autrement la communauté confessionnelle et se penche sur les Maronites du Liban. Elle propose alors de lire la contestation interne à cette communauté comme la création de nouvelles frontières (new frontiers) dans les interstices du jeu communautaire libanais. A l’inverse, Daniel Meier (Sciences Po Grenoble) propose une analyse des territoires disputés en Irak entre le gouvernement central et les Kurdes. En introduisant le concept de « frontiering » il tente d’y montrer un processus de fragmentation territorial et identitaire dû à l’absence d’Etat dans ces zones liminales et le règne de l’ordre milicien, notamment depuis l’épisode traumatique de l’Etat islamique (2014).
Avec son étude sur les limitations des déplacements pour les Palestiniens dans l’espace israélo-palestinien, Stéphanie Latte-Abdallah (CERI-Sciences Po Paris) met en évidence que l’interstitialité peut être un outil de domination et de contrôle. Le processus de fragmentation y est donc délibéré et scotomise d’autant l’identité palestinienne le long de ce qu’elle appelle « une frontière sans fin » (endless border).
Dans sa conclusion, le grand géographe et précurseur des études de frontières au Moyen-Orient, Richard Schofield (King’s College) milite pour une plus grande attention de la recherche aux espaces liminaux où se jouent ce qu’il appelle la frontiérisation (frontierization) laquelle mériterait davantage d’attention académique multidisciplinaire.