Raul Magni-Berton, Professeur de sciences politiques, Sciences Po Grenoble, UMR Pacte, Université Grenoble Alpes (UGA); Clara Egger, Assistant professor in Globalisation Studies and Humanitarian Action, University of Groningen et Simon Varaine, Docteur en science politique, Sciences Po Grenoble
Depuis 2015, la France a été régulièrement prise pour cible par le terrorisme islamiste. Plus de victimes ont été dénombrées ces cinq dernières années que lors des 30 précédentes. Si on exclut les pays d’origine des organisations islamistes où celles-ci sont engagées dans une guerre souvent contre les gouvernements en place (comme en Afghanistan, en Irak, au Nigéria ou au Burkina Faso), la France fait office de pays le plus ciblé au monde.
Pour définir la stratégie la plus adaptée pour répondre à cette situation, le gouvernement, par le biais de son Secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a mobilisé la communauté universitaire. Cette dernière a répondu présente comme en témoigne l’engagement du président du CNRS dans un rapport de 2016 sur cette question, affirmant la vocation de la recherche à « enclencher des actions concrètes et avoir un effet sur la société, servir la communauté nationale entière : accepter d’être utile tout simplement ».
Mais que recouvre, dans le cadre de la prévention des attentats, le concept d’une recherche « utile » ?
L’agenda gouvernemental et le concept de radicalisation
À l’instar des États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement français a identifié le processus de radicalisation idéologique comme principal facteur d’explication du terrorisme islamiste.
Suivant cette approche, le terrorisme est essentiellement compris comme un problème « de société » nourri entre autres par des tensions sociales, des phénomènes de groupe, l’endoctrinement religieux, ou encore le manque d’esprit critique.
Notre communauté a largement suivi cet agenda, comme en témoigne le rapport du président du CNRS, résumant l’état des connaissances sur la « radicalisation », la création d’une mission de recherche « Droit et Justice » et la multiplication des doctorats, ateliers, écoles et colloques sur ce thème.
Dès lors, elle a choisi d’être utile en fournissant les outils à notre gouvernement de poursuivre sa politique en étant mieux informé.
Ce faisant, elle a renoncé à mobiliser un large pan de connaissances qui auraient pu permettre d’informer citoyens et responsables politiques sur les déterminants politiques de la vague d’attentats qui a marqué notre pays.
Les déterminants politiques des attentats étaient connus avant 2015
Avant 2015, les sciences sociales avaient déjà produit des connaissances solides sur les effets des politiques gouvernementales en matière d’attentats terroristes.
De nombreuses recherches avaient alors clairement démontré l’influence de deux facteurs : les interventions militaires à l’étranger et les politiques discriminatoires à l’égard des populations minoritaires.
Le premier facteur, l’interventionnisme militaire, a été mis en avant dès le début des années 2000 par les premiers travaux statistiques comparant l’occurrence des attentats terroristes à travers le monde.
L’un des articles scientifiques les plus cités sur le terrorisme, « The strategic logic of suicide terrorism » datant de 2003, montre que les attentats suicides commis jusqu’alors sont presque toujours reliés à un contexte d’occupation militaire étrangère.
Ce résultat a par la suite été répliqué par de nombreuses recherches. En 2009, deux articles basés sur les premières collectes systématiques de données couvrant plusieurs dizaines de milliers d’attentats dans le monde, comparent l’influence de nombreux facteurs sur les attentats terroristes. Les résultats statistiques sont sans ambiguïté.
Les démocraties ne sont pas particulièrement visées par le terrorisme, et les attentats internationaux ne sont pas plus nombreux entre pays représentant des « civilisations » différentes.
En revanche, ces recherches révèlent que c’est l’interventionnisme militaire des pays qui explique leur ciblage par les groupes terroristes.
D’autres articles ont confirmé, quelques années plus tard, cette thèse en montrant que l’occupation militaire américaine permet de prédire les attentats terroristes, que les interventions militaires sont associées aux attaques terroristes suicidaires ou encore, avec des données élargies, que c’est bien l’intervention extérieure qui produisait des attentats terroristes, avec une probabilité très légèrement accrue dans les démocraties. Il faut également préciser que l’intervention militaire précède les attentats et ne les suit pas, comme le montre la figure ci-dessous.
Ces études ne font que valider l’idée générale que le terrorisme est une activité de riposte dans des guerres asymétriques.
Une thèse qui a conduit d’ailleurs l’Espagne à retirer ses troupes d’Irak après l’attentat de 2004.
Concernant la discrimination à l’égard des populations minoritaires, les études publiées avant 2015 s’avéraient également solides. À partir du projet « Minorities at Risk » – élaboré par un groupe de chercheurs de l’Université du Maryland – qui collecte, dans le temps, l’évolution du degré de discrimination des minorités dans différents pays du monde, plusieurs publications avaient montré que la discrimination de minorités conduit à une augmentation d’attentats terroristes.
Les attentats sont plus nombreux dans les pays présentant une minorité linguistique ou religieuse spécifique connaissant une situation économique défavorable et une sous-représentation dans la sphère politique.
À noter que certains pays, notamment les Pays-Bas, ont pris au sérieux ces recherches en développant un programme de lutte contre les discriminations explicitement conçu pour lutter contre le terrorisme. Ce programme a permis d’engager un débat public sur la place de la religion dans la société séculière néerlandaise, de former un réseau d’acteurs locaux sur ces enjeux et de renforcer la confiance entre les institutions néerlandaises et les citoyens musulmans.
Dès 2014, le risque de riposte terroriste en France était prévisible
En septembre 2014, alors que la France déploie le plus grand contingent européen pour intervenir dans le conflit en Irak, ces études scientifiques étaient déjà publiées et répliquées. On savait donc que cette opération avait de grandes chances de produire des attentats.
Tout d’abord, la France était à risque en raison de la taille de sa minorité musulmane – la plus large en Europe de l’Ouest – et des discriminations dont elle fait l’objet et qui ont été largement documentées.
Comparés aux autres citoyens, les musulmans en France sont en effet largement défavorisés sur le plan économique. Les discriminations à l’embauche sont massives : à titre d’exemple, en 2010, une large étude démontrait qu’à CV égal, les personnes ayant un nom à consonance musulmane avaient entre 2 et 3 fois moins de chances d’être reçues à un entretien d’embauche.
Sur le plan politique, les musulmans sont fortement sous-représentés dans les instances politiques et leur niveau de confiance dans les forces de l’ordre est largement dégradé par rapport aux autres citoyens.
En outre, comparé aux autres pays d’Europe occidentale, la France se caractérise par des politiques restrictives du point de vue de la liberté de culte, telles que les lois interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école ou la dissimulation du visage dans l’espace public qui impactent particulièrement cette minorité.
Au moment de l’entrée en guerre, donc, la France était le pays d’Europe de l’Ouest le plus à risque d’attentats terroristes. Ce risque s’est considérablement accru lorsque la France a décidé de déployer beaucoup plus de troupes et d’armes que n’importe quel autre pays européen. La France était dès lors le principal pays interventionniste, derrière les États-Unis, tout en abritant une importante communauté sunnite discriminée.
Les politiques entreprises pour répondre, sur le sol français, à ces attentats – ciblant des individus et groupes suspects de radicalisation – ont accru ce risque, en produisant un regain de discrimination à l’égard des musulmans, susceptible de générer, en retour un regain de vocations terroristes. Dans une étude de 2018, une équipe de chercheurs de l’École Normale Supérieure, de l’Université de Genève (Suisse) et de Leiden (Pays-Bas), démontre que les politiques anti-terroristes menées en France depuis 2015 ont eu pour effet de renforcer le sentiment de stigmatisation et d’insécurité des populations musulmanes, de réduire leur confiance envers les institutions françaises et de nourrir leur opposition à l’agenda gouvernemental en matière de lutte contre la radicalisation.
Informer aujourd’hui sur les effets des politiques gouvernementales
Le désir de notre communauté d’être utile au gouvernement a conduit à un regrettable effet pervers. En se concentrant sur le processus de radicalisation religieuse comme phénomène de société, celle-ci a omis d’alerter sur la façon dont les choix politiques opérés par le gouvernement exposaient potentiellement la France à un fort risque d’attentats.
Une telle alerte aurait pu être lancée en 2014, alors que la France déployait son armée en Irak et en Syrie, dans un contexte national tendu vis-à-vis des minorités musulmanes.
Au-delà des raisons qui expliquent l’attitude de notre communauté, celle-ci est désormais consciente de la nécessité de corriger le tir en informant les citoyens et les responsables politiques sur les effets probables des politiques menées actuellement en matière de risques d’attentats terroristes. Car ces risques ne sont pas derrière nous.
En effet, les interventions militaires de la France se poursuivent actuellement.
Le gouvernement français a ainsi récemment choisi d’intensifier l’opération Barkhane visant les groupes djihadistes au Sahel via l’envoi de nouvelles troupes.
En outre, les discriminations visant les Français musulmans s’aggravent suite aux politiques de lutte contre le terrorisme.
Le projet de loi « confortant les principes républicains » (ex. loi contre les « séparatismes ») instaurent des mesures qui, bien que ne ciblant pas exclusivement l’islam radical, ont une fois encore pour effet de stigmatiser particulièrement ces populations, en restreignant notamment la liberté de culte et en renforçant le contrôle des associations confessionnelles.
Cette situation préoccupante est aggravée par la pression que le gouvernement exerce sur la communauté académique, notamment par le biais du ministre de l’Éducation Jean‑Michel Blanquer qui a récemment dénoncé « l’islamo-gauchisme » qui « fait des ravages à l’université ». Faisant échos aux propos de l’ancien ministre Manuel Valls en 2016 – selon lequel “expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser”, cette intervention suggère que la communauté académique exprime avant tout de simples opinions, qui sont d’ailleurs plutôt favorables à l’islamisme.
Or, il ne s’agit pas pour nous chercheurs de critiquer le bien-fondé des politiques menées, qui mérite un débat démocratique, mais d’informer les citoyens et les responsables politiques sur le fait, scientifique, que celles-ci risquent d’accroître le nombre d’attentats terroristes islamistes dans notre pays.
Ne pas remplir ce rôle reviendrait à accepter que la recherche publique devienne, à son insu, une simple agence de renseignement au service du gouvernement.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.