Antoine Bristielle est professeur agrégé de sciences sociales, doctorant au laboratoire Pacte (@A_Bristielle)
De la Floride à Paris, de Berlin au Canada les mouvements « anti masques » se multiplient de par le monde et dépassent largement le seul cas des États-Unis. Alors que depuis plusieurs semaines les cas de contamination à la Covid-19 sont en augmentation et que la crainte d’une seconde vague épidémique est plus actuelle que jamais, de nombreux gouvernements ont renforcé les mesures obligeant le port du masque.
Pourtant, cette mesure est loin de faire l’unanimité, en témoignent par exemple les 30 000 personnes ayant manifesté à Berlin le 29 Août pour protester contre cette obligation. En France, si 80 % des citoyens souhaitent bel et bien que le port du masque soit obligatoire même en extérieur, il n’en demeure pas moins qu’une riposte des anti-masques s’organise. Sur les réseaux sociaux, et en particulier sur Facebook, de nombreux groupes se sont créés afin de revendiquer leur refus du port du masque. Mais qui sont ces individus et pourquoi refusent-ils une telle mesure de santé publique ?
Facebook comme nouveau terrain de recherche
C’est à cette question que nous avons tenté d’apporter une réponse pour La Fondation Jaurès, un think tank progressiste, à partir d’une enquête menée par questionnaire auprès de plus de 1000 individus membres des groupes Facebook « anti-masques » en France. Même si ce mode d’enquête a pu être critiqué, la littérature montre qu’il offre cependant de fortes garanties méthodologiques.
En effet, se servir de Facebook comme cadre d’échantillonnage est pertinent lorsque l’on tente de cerner les contours d’une population d’activistes difficile à atteindre et trop petite pour être captée par des enquêtes nationales représentatives. Cela l’est encore davantage lorsque la mobilisation a lieu principalement en ligne.
La validité de cette méthode d’enquête se constate par exemple de manière empirique lorsque les résultats d’un questionnaire dans les groupes évangélistes est très proche de ce que l’on obtient à partir du General Social Survey américain, ce qui se fait de mieux en termes d’enquête représentative (réalisée en face-à-face de façon aléatoire).
De la défiance au complotisme
Ces militants anti-masques se caractérisent tout d’abord par une extrême défiance envers les institutions politiques et médiatiques. Seulement 6 % d’entre eux ont confiance dans l’institution présidentielle, pourtant le pilier des institutions françaises et 2 % ont confiance dans les partis politiques. De même, seulement 2 % des anti-masques ont confiance dans les informations présentes à la télévision. Quand les institutions sont si décrédibilisées, l’attrait pour les théories les conspirationnistes se trouve facilité. Ainsi 52 % des militants anti masques croient en l’existence des Illuminati et 57 % en la présence d’un complot sioniste à l’échelle mondiale.
Cet attrait pour les théories conspirationnistes se remarque également lorsque l’on demande à ces anti-masques d’expliquer les raisons de leur mobilisation. Si la première raison invoquée concerne typiquement le masque, jugé inutile voire dangereux, une seconde raison est rapidement invoquée : l’épidémie serait en fait terminée, voire n’aurait jamais existé et le masque ne serait qu’une « muselière » imposée par les gouvernements pour tester la servilité de la population afin d’instaurer par la suite un nouvel ordre mondial dans lequel les citoyens seraient privés de liberté.
La liberté individuelle, matrice de la contestation
Il faut en effet bien se rendre compte qu’avec la défiance institutionnelle, la valorisation de la liberté individuelle est un motif déterminant dans la mobilisation des anti-masques. Entre la sécurité sanitaire et le respect de la liberté, les anti-masques choisissent clairement le second aspect. Ainsi, 87 % des anti-masques interrogés sont d’accord avec l’idée selon laquelle la société fonctionne mieux lorsqu’elle laisse les individus prendre la responsabilité de leur propre vie sans leur dire quoi faire. 95 % pensent que le gouvernement s’immisce beaucoup trop dans notre vie quotidienne, 59 % que chacun devrait être libre de faire ce qu’il veut.
D’ailleurs, ces attitudes libertariennes expliquent en grande partie le profil des individus se mobilisant sur ces questions. En effet, lorsqu’on s’intéresse aux caractéristiques socio-démographiques de ces militants anti-masque, les résultats sont extrêmement déroutants tant ils ne correspondent pas aux personnes habituellement les plus défiantes, les plus populistes et conspirationnistes. Nous avons à faire à des personnes assez éduquées, avec en moyenne un bac +2, plutôt âgées et provenant de catégories sociales supérieures…
Les différentes études menées aux États-Unis montrent assez clairement que les individus aux attitudes libertariennes ont généralement un niveau de diplôme et de salaire élevé et qu’ils proviennent des catégories sociales supérieures… un profil très similaire à celui des anti-masques dans notre étude. Alors que le libertarianisme semblait être un phénomène cantonné aux États-Unis, l’Europe semble donc expérimenter elle aussi la mobilisation de ces groupes à la faveur de la crise sanitaire actuelle.
Mais plus profondément, le mouvement des anti-masques nous montre que nous vivons dans une société de profonde défiance vis-à-vis des institutions politiques. Si les anti-masques se singularisent du reste de la population en apparaissant comme des « super-défiants », cela ne doit néanmoins pas faire oublier à quel point cette défiance institutionnelle est partagée par une large partie de la société. Si en temps normal les institutions parviennent à fonctionner malgré ce défaut de légitimité, la situation se complexifie largement en période de crise exceptionnelle où des efforts plus importants vont être demandés à la population. Dans ces circonstances, les mesures prises sont perçues avec un large scepticisme et sont à même de mobiliser contre elles des franges importantes de la population.
Sans traitement en profondeur des insuffisances de nos institutions, il y a fort à parier que d’autres épisodes de même nature verront le jour. Et le prochain est peut-être plus proche qu’on ne le pense : 96 % des anti-masques déclarent qu’ils refuseront de se faire vacciner le jour où un vaccin contre la Covid-19 sera disponible…