Antoine Bristielle est professeur agrégé de sciences sociales, doctorant au laboratoire Pacte (@A_Bristielle). Tristan Guerra est enseignant vacataire à Sciences Po Grenoble, doctorant au laboratoire Pacte (@TristanGuerra_)
Certains éditorialistes et commentateurs se demandent ironiquement si Jean-Marie Bigard, auteur d’un «coup de gueule» remarqué, ne va pas bientôt rentrer au gouvernement (lui-même semble l’envisager sérieusement), et d’autres envisagent plus sérieusement l’appui du très populaire professeur Raoult à une candidature hostile à l’exécutif en 2022. François Ruffin se dit prêt à «ramasser le drapeau» pour la prochaine élection présidentielle et l’Élysée ne cache pas sa crainte de voir émerger bientôt une figure anti-système capable de catalyser la colère populaire et, ce faisant, de menacer la qualification du Président sortant au second tour de la prochaine présidentielle.
Échaudé par la mobilisation aussi brutale qu’inattendue des gilets jaunes à l’automne 2018, attentif à la contestation qui gronde sur les réseaux sociaux devenus le vecteur organisateur des nouvelles mobilisations, préoccupé devant les «coups de gueule» médiatiques de certaines personnalités bénéficiant d’une large audience, Emmanuel Macron en est venu à cajoler des figures aussi clivantes qu’hétéroclites telles Éric Zemmour, Jean-Marie Bigard, Didier Raoult voire même Philippe de Villiers. Sans revenir sur le fait que ces personnages n’ont d’autre chose en commun que leur goût pour la dénonciation des élites politiques, économiques, médiatiques et médicales, l’inquiétude présidentielle a de grandes chances de relever davantage de la mise en scène que d’une peur véritable, tant le président n’a rien à perdre mais plutôt tout à gagner de la popularité montante de telles figures.
Des personnalités populistes qui ont le vent en poupe
Il faut bien concéder que la thèse de l’émergence d’une personnalité permettant d’agréger les colères populaires est séduisante. Tout d’abord, comme le montrent les données du CEVIPOF, la colère est manifeste au sein de la population et s’est renforcée pendant la crise du coronavirus, le pourcentage de citoyens se déclarant très en colère est passé de 40 à 50 % entre le début et le pic de la crise sanitaire. Il faut bien avoir conscience que la défiance actuelle a atteint un tel niveau, qu’une majorité de Français n’a même pas confiance dans quelque chose d’aussi fondamental et difficilement falsifiable dans un État de droit que le nombre de personnes décédées lors de l’épidémie, donnant lieu à la prolifération de fausses informations dans laquelle s’engouffrent les opportunismes.
Or, tout le paradoxe réside dans le fait que cette colère ne semble pouvoir s’exprimer qu’imparfaitement dans les formations politiques d’opposition. Même si certains mouvements politiques se présentent comme anti-système, le fait de concourir à l’intérieur des institutions politiques classiques fait peser sur ceux-ci le risque d’être assimilés aux partis de gouvernement qu’ils sont pourtant censés combattre. Le rejet des partis politiques est en effet global et ne fait qu’une faible distinction entre les partis traditionnels et les alternatives populistes. Le RN reste le parti le plus rejeté par une large majorité des Français encore aujourd’hui.
La conjonction de cette colère et de la volonté de s’exprimer en dehors des partis politiques pourrait ainsi être le catalyseur idéal – et apparemment tant redouté – pour l’apparition d’un mouvement anti-système, dont les réseaux sociaux seraient le fer de lance. C’est une situation analogue qui avait été à l’origine du mouvement des gilets jaunes en France, et de l’apparition de mouvements-partis tels le M5S en Italie et Podemos en Espagne, occupant désormais des places de choix dans la vie politique de ces pays.
Un espace populiste déjà saturé
Pourtant, la situation française et l’état des forces politiques est largement différente de l’Italie et de l’Espagne d’après 2008. En France, l’offre politique à l’heure actuelle présente déjà pléthore de mouvements et représentants «anti-système», si bien que l’espace qui leur est dédié apparaît déjà saturé. Entre le populisme de gauche incarné par la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, le populisme de droite radicale du Rassemblement National et des représentants politiques plus mineurs comme Jean Lassalle qui mettent en avant leur proximité avec le «peuple», ainsi qu’une cohorte de petits candidats qui fleurissent lors des élections présidentielles avant de retomber presque aussitôt dans l’oubli, les électeurs souhaitant rejeter les partis politiques classiques ne manquent pas de possibilités au moment de choisir leur bulletin de vote.
Il sera donc difficile pour une alternative populiste de parvenir à trouver sa place quand des acteurs établis de longue date sur cette nouvelle dimension de la compétition partisane remplissent déjà, à leur manière, une fonction tribunitienne. C’est d’autant plus vrai que le discours qui associe le triptyque «anti-système – anti-élites – préférence pour la souveraineté populaire» ne rencontre un écho important dans l’électorat que si il est adossé à une idéologie plus dense (par exemple lorsqu’il se trouve marié au libéralisme économique, à l’égalitarisme, au nativisme, etc.), susceptible de fournir un programme politique plus articulé que le simple dégagisme. Dit autrement, les partis et candidats qui mobilisent un répertoire populiste mais qui oublient d’avoir des propositions économiques ou de proposer des changements sociétaux ne parviennent généralement pas à se distinguer suffisamment pour remporter des succès électoraux conséquents.
D’autre part, si la crise économique s’amplifie et que les difficultés s’accumulent, cette nouvelle donne ne va pas automatiquement bénéficier aux plateformes les plus radicales. On l’a vu lors de la crise de la Grande Récession: les électeurs se sont tournés en premier lieu vers les partis de gouvernement situés dans l’opposition et qui bénéficiaient d’une crédibilité gestionnaire – un élément crucial quand le pays est en proie à des tensions sociales et économiques fortes – plutôt que de faire confiance aux partis challengers qui n’avaient jamais exercés le pouvoir national.
Une stratégie payante ?
Le fait de jouer sur la peur d’une nouvelle candidature populiste, encore plus anti-système que les partis populistes eux-même, qui dans les faits l’encourage plus qu’elle ne la prévient, est une manœuvre habile de la part d’Emmanuel Macron, pour peu qu’elle soit volontaire.
Fidèle au vieil adage du «diviser pour mieux régner», cette stratégie peut conduire à multiplier les offres politiques contestataires qui bénéficierait in fine au locataire de l’Élysée. Dans un système majoritaire à deux tours tel que celui que nous connaissons aujourd’hui sous la Cinquième République, le danger représenté par trois forces d’opposition cumulant chacune 10 % des suffrages est bien moindre que celui représenté par un mouvement à 30 % susceptible de se qualifier d’emblée pour le second tour. Dans cette perspective, Emmanuel Macron tirerait un bénéfice important d’une candidature populiste «pur jus» qui mordrait à la fois sur les terres du Rassemblement national comme de la France insoumise, des électorats de toutes façons déjà perdus. Si une telle issue venait à se concrétiser, le Président pourrait même espérer passer devant la candidate du RN, pour peu qu’une force issue des anciens partis de gouvernement ne réussisse pas à concurrencer le président.
Ensuite, le fait d’échanger avec ces personnalités contestées et contestataires s’apparente largement à un baiser du lépreux: en légitimant l’existence et l’importance de ces courants politiques et en leur donnant une part encore plus importante de visibilité, Emmanuel Macron les assimile d’une certaine manière au système et leur ôte par la même leur potentiel le plus destructeur.
Enfin, cette stratégie permettrait à Emmanuel Macron d’incarner l’un des derniers rôles qu’il soit encore en mesure de tenir, celui du rempart face aux extrêmes. Dans la même mesure qu’en 2017, de nombreuses voix s’étaient portées sur son nom avant tout pour faire barrage à Marine Le Pen, le choix du candidat de La République en Marche pourrait apparaître comme celui de la raison face à une multiplication de candidatures populistes jugées trop aventureuses en temps de crise. Il est par ailleurs fort à parier que la présence d’une nouvelle figure politique à un niveau élevé dans les sondages serait en soi un tel événement que cela ferait passer au second plan le bilan d’Emmanuel Macron, qui, au vu des circonstances, à peu de chance d’être favorable au président sortant.
Cette analyse a été initialement publiée par Le Figaro le 27 mai 2020.