Anne Bartel-Radic, Professeure en sciences de gestion à Sciences Po Grenoble et au laboratoire CERAG
Avec la crise du Covid-19, le télétravail – autrefois occasionnel – est devenu la norme pour un grand nombre d’employés et de cadres. Les équipes internationales ont toujours eu pour spécificité de travailler à distance, chaque membre de l’équipe étant relié aux autres par le biais d’outils digitaux. Pourtant, la crise sanitaire, avec toutes les contraintes de mobilité qu’elle pose, semble les affecter également.
Des équipes déjà virtuelles
La globalisation a généré l’apparition de problématiques managériales spécifiques : comment bien manager des équipes dont les membres sont localisés dans des pays différents ? Quel mode de management mettre en place pour travailler avec des individus appartenant à des cultures différentes ?
L’apparition et la large diffusion de moyens de communication comme le courriel, la visioconférence ou encore le cloud ont permis de répondre en partie à la première question. Ces outils ont grandement facilité la collaboration internationale, via la virtualisation progressive du management et de la communication d’équipe. Ainsi, les équipes internationales virtuelles sont devenues très courantes dans les entreprises, les organisations internationales, et la recherche, depuis les années 2000.
Une enquête indiquait en 2016 que les équipes de travail dans les entreprises multinationales étaient ainsi devenues presque entièrement virtuelles : 48 % des personnes interrogées indiquaient que plus de la moitié des membres de leur équipe étaient localisés dans d’autres pays (contre 33 % en 2012). 41 % des personnes faisant partie d’équipes internationales n’avaient jamais rencontré les autres membres de leur équipe physiquement. La crise du Covid-19, limitant drastiquement les déplacements à l’étranger, pourrait bien faire augmenter ce dernier chiffre à l’avenir.
Si les nouvelles technologies permettent de faciliter le management d’équipes internationales en limitant les contraintes du temps et de l’espace, elles ne permettent pas pour autant de casser les barrières de la communication et de la compréhension interculturelles.
La compétence interculturelle : un facteur clé de performance
Le confinement mondial et donc l’impossibilité pour les membres des équipes internationales de partir à la rencontre de l’autre, à l’étranger, constitue un vrai frein dans le développement de la compétence interculturelle, cette capacité de comprendre les spécificités des interactions interculturelles et de s’y adapter.
Or, la compétence interculturelle est une compétence clé dans les entreprises et organisations internationales. Elle est vue comme un critère important pour l’adaptation du cadre international ou expatrié, comme nécessaire à des interactions réussies au sein d’une même entreprise multinationale, ou encore comme un des facteurs clés de la performance de responsables d’équipes interculturelles.
Un travail de recherche que j’ai mené souligne que l’expérience internationale est essentielle pour le développement des compétences interculturelles, et qu’un premier voyage à l’étranger représente un effet de seuil dans cet apprentissage.
L’appauvrissement des échanges par les outils digitaux ne permet pas forcément de prendre conscience des différences culturelles, qui est pourtant un premier pas dans l’apprentissage multiculturel. La visio-conférence ne laisse pas place à la gestuelle, le téléphone ou la conférence à distance sans images supprime de plus la mimique, et l’écrit enlève les intonations dans la voix…
Le risque de cercle vicieux
La théorie de la richesse des médias indique que, dans des équipes culturellement diverses, certains types de messages (liés au partage de connaissance) nécessitent plus que des interactions virtuelles pour être bien transmis. Des moyens de communication « riches » reposant sur des échanges physiques en tête-à-tête sont nécessaires. Le confinement mondial et la réduction de la communication au sein d’équipes multiculturelles au digital seul ajouteront donc de la complexité à la complexité.
Or, c’est notamment grâce à ces rencontres « réelles » et à un contexte commun partagé que les membres d’une équipe apprennent à se connaître et à s’apprécier. Ces émotions positives créent une confiance mutuelle, et une cohésion d’équipe, qui sont essentielles pour une bonne collaboration. Elles sont fondamentales pour surmonter les difficultés, et aborder les conflits de manière constructive.
Et si la cohésion n’est plus présente dans ces équipes, elles risquent d’entrer dans un cercle vicieux : dans des moments difficiles, tendus, incertains, les traits caractéristiques de notre culture ressortent plus fortement, car ils nous apparaissent en ces temps de crise d’autant plus comme la bonne manière de travailler et de communiquer. Les différences culturelles au sein de l’équipe se renforcent donc.
En parallèle, nous sommes moins prêts à faire des compromis pour nous adapter à d’autres, du fait de la pression et des difficultés perçues. En d’autres termes, les compétences interculturelles des membres de l’équipe sont beaucoup moins mises en œuvre – ce qui ne fait que renforcer aux tensions et conflits vécus au sein de l’équipe, ce qui accroît de nouveau les différences culturelles, et ainsi de suite.
La collaboration à distance supprime assez largement les échanges informels, les moments où les membres de l’équipe apprennent à se connaître et idéalement à s’apprécier autour d’un café, un repas, ou une activité partagée.
Comment, dès lors, garantir le bon fonctionnement des équipes internationales en période de grande incertitude ? Avec le confinement et le passage en télétravail d’équipes qui travaillaient jusque-là dans des locaux partagés, beaucoup d’entreprises ont mis en place des échanges virtuels informels tels que les « cafés visio » par exemple.
De plus, deux tiers des répondants à une récente enquête de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) affirment bénéficier d’un échange avec leur responsable au moins une fois par semaine. Mais ce phénomène concerne davantage les équipes qui viennent de bouleverser leurs modes de travail. On peut supposer que les équipes internationales qui étaient déjà habituées au fonctionnement à distance semblent ne pas avoir modifié leurs habitudes.
Il devient donc crucial d’inventer de nouveaux modes de gestion. Si apprendre à mieux connaître l’autre est enrichissant en soi, cela reste une compétence essentielle pour travailler en équipe internationale.
Cette analyse a été initialement publiée sur le site The Conversation le 12 mai 2020.