Franck Petiteville, Professeur de Science Politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Dans une tribune récente du journal Le Monde, les géographes Patrick Poncet et Olivier Vilaça ont dressé un tableau de la gestion du Covid-19 qui interpelle : la pandémie mondiale est restée un « vœu pieux » de l’OMS (puisqu’on assiste plutôt à une juxtaposition d’épidémies « nationales » gérées en ordre dispersé par les Etats), la gouvernance mondiale de la pandémie « n’existe pas », et l’Organisation des Nations unies en particulier ne fait « rien » faute de moyens accordés par les Etats[1]. Cette vision provocante de la gestion internationale de la pandémie n’est pas entièrement fausse mais elle est un peu courte.
Certes, le défaut de coordination internationale l’emporte. Les Etats réaffirment leur « souveraineté sanitaire » en prenant des mesures nationales plus ou moins compatibles entre elles (confinement pour une centaine d’Etats et recherche d’une « immunité de groupe » pour quelques autres, fermeture des frontières mais rapatriement massif et simultané des ressortissants). Cette mise en scène d’un monde « néo-national»[2] est d’autant plus frappante que, parallèlement, la pandémie porte un coup d’arrêt à la mondialisation beaucoup plus brutal que la crise financière de 2008. La mobilité humaine sous toutes ses formes (tourisme, migration économique, réfugiés) est stoppée de manière spectaculaire. Le trafic aérien mondial (plus de 100 000 vols par jour en temps normal) s’effondre. L’OMC annonce une rétractation du commerce mondial de plus d’un tiers, et le FMI prédit pour 2020 une récession mondiale d’une ampleur deux fois pire à la crise de 1929.
Pour autant, il serait réducteur de ne voir dans les organisations internationales que des spectatrices de la crise. Il faut d’abord souligner les conditions exceptionnelles dans lesquelles elles continuent de travailler : sièges et locaux désertés, personnel confiné, réunions virtuelles par visioconférences. Les conditions habituelles de négociation des diplomates sont également perturbées. A l’Assemblée générale de l’ONU, par exemple, les réunions physiques en sessions plénières sont évidemment annulées, et l’adoption d’une résolution proposée se fait par approbation tacite : si aucun des représentants des 193 Etats ne s’y oppose (de manière numérique !) avant la fin du délai fixé, la résolution est automatiquement adoptée.
Plus fondamentalement, en ces temps de crise, les organisations internationales sont rappelées aux valeurs de solidarité, de coopération internationale et d’universalisme qu’elles incarnent, fonction symbolique certes mais aussi performative, et particulièrement essentielle en période de résurgence des pratiques unilatérales. C’est ainsi qu’il faut interpréter le message du Directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, dès janvier 2020, en faveur d’une « triple solidarité scientifique, financière, politique » à l’échelle mondiale, ou les appels répétés du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, d’une part à une coopération sans failles dans la lutte contre la pandémie (incluant la protection des populations les plus démunies, des migrants et des réfugiés) et d’autre part à un cessez-le-feu généralisé dans les pays en conflit armé comme la Syrie, la Libye, le Yémen ou le Soudan du Sud. Joignant le geste à la parole au nom de « la raison d’être des Nations unies elles-mêmes » (9 avril 2020), Antonio Guterres a initié un fonds mondial pour soutenir les pays en développement face aux conséquences socio-économiques de la pandémie et des politiques de confinement.
De son côté, l’Assemblée générale de l’ONU a su incarner la « communauté internationale » en adoptant, par consensus entre ses 193 Etats membres, une résolution sur la « solidarité mondiale dans la lutte contre la maladie à coronavirus 2019 » (2 avril 2020). Dans cette résolution, les Etats membres de l’ONU ont ainsi prôné « une coopération multilatérale renouvelée », ont reconnu le « rôle crucial » de l’OMS, et souligné « qu’aucune forme de discrimination, de racisme ou de xénophobie n’a sa place dans l’action contre la pandémie ». Dans une deuxième résolution plus récente (20 avril 2020), l’Assemblée générale s’est aussi exprimée en faveur d’un accès équitable, pour tous les pays du monde et quel que soit leur niveau de développement, aux médicaments, aux vaccins et au matériel médical pour lutter contre la pandémie. Enfin, début mars 2020, la Banque mondiale a annoncé un plan d’urgence de 12 milliards de dollars pour financer la réponse au coronavirus dans les pays en développement. Les organisations internationales se montrent ainsi en phase avec les attentes des populations à l’échelle mondiale qui, selon de vastes enquêtes d’opinion réalisées par l’ONU dans 186 pays depuis le début de l’année 2020, demandent un surcroît de coopération internationale pour gérer les défis mondiaux [3].
Plus décevante – mais pas étonnante – est l’inertie du Conseil de sécurité de l’ONU depuis des semaines. Statuer sur un enjeu de santé publique mondiale n’est pas une posture illégitime ni inutile pour le Conseil de sécurité. Après tout, la pandémie tue massivement, au moins autant qu’une guerre violente. Cela suppose néanmoins que les membres du Conseil se rejoignent sur une conception extensive de la sécurité proche de la notion de « sécurité humaine ». Même si ce concept normatif est loin d’être consensuel au Conseil de sécurité, l’extension de l’agenda du Conseil à des enjeux humanitaires est devenue courante dans l’après-guerre froide. Ce n’est pas toutefois la pente naturelle de la diplomatie russe au Conseil, attachée à une conception traditionnelle (étatique et militaire) de la sécurité, et qui a largement démontré à quel point elle assume le blocage systématique du Conseil de sécurité pour faire prévaloir ses vues (14 vetos russes posés à l’encontre de résolutions relatives à la Syrie depuis 2011). La rivalité sino-américaine fait le reste : difficile pour les diplomates des deux Etats de s’entendre sur des éléments de langage commun quand l’administration Trump rejette régulièrement la responsabilité du déclenchement de la pandémie sur la Chine.
Dans ce contexte, il a fallu attendre le 9 avril pour qu’une première réunion du Conseil de sécurité se tienne à propos du Covid-19 (à huis clos et par téléconférence), réunion dont il n’est pas ressorti grand chose. La diplomatie française cherche à unir les cinq membres permanents du Conseil sur un texte destiné à imposer une trêve humanitaire dans tous les conflits armés du monde durant la pandémie, en écho à l’appel de Guterres. La tâche semble difficile et n’a pas encore porté ses fruits à ce jour. De leur côté, les dix membres non permanents du Conseil de sécurité (Afrique du Sud, Allemagne, Belgique, République dominicaine, Indonésie, Estonie, Vietnam, Tunisie, Niger, Saint-Vincent-et-les-Grenadines) en sont réduits à essayer de faire avancer entre eux une proposition de résolution visant à donner mandat au Conseil de superviser l’impact de la pandémie sur la paix et la sécurité internationale.
Parmi toutes les organisations internationales, l’OMS est évidemment la plus exposée face à la pandémie [4]. Elle a déclaré l’épidémie de Covid-19 « urgence de santé publique de portée internationale » le 30 janvier 2020, puis l’a qualifiée de « pandémie » le 11 mars 2020. Depuis qu’elle a été informée par le gouvernement chinois des premiers cas de « pneumonie d’origine inconnue », l’OMS a élaboré une cinquantaine de documents de référence, et appelé les gouvernements à pratiquer un dépistage massif. Elle a pourtant été accusée de complaisance envers les autorités de Pékin quand celles-ci commettaient une série de manquements sanitaires (déni répressif face aux premiers lanceurs d’alerte à Wuhan, acceptation tardive d’une première mission d’experts de l’OMS, sous-estimation rétrospective du nombre de morts).
L’OMS se retrouve donc aujourd’hui critiquée par Trump pour sa « mauvaise gestion » de la pandémie, son directeur général est dénigré sur les réseaux sociaux mondiaux, et elle a reçu le coup de grâce avec l’annonce par le président des Etats-Unis du gel des financements américains (14 avril 2020). Au vu de la part que représente la contribution des Etats-Unis (17% de ses ressources) pour une organisation à vocation universelle dotée d’un budget équivalent à celui d’un grand hôpital américain, la décision de Trump est un coup bas qui, en pleine pandémie, affaiblit un peu plus l’organisation, notamment dans son action en faveur des pays en développement. Le « G7 virtuel » qui s’est tenu depuis a d’ailleurs vu les six autres membres se désolidariser des Etats-Unis et réaffirmer leur soutien à l’OMS, ainsi que la communauté médicale mondiale dans son ensemble.
Replacée dans la perspective de la « politique » étrangère de Trump, la suspension des financements américains à l’OMS est une nouvelle manifestation d’unilatéralisme disruptif après beaucoup d’autres : retrait de l’accord de Paris sur le climat, de l’accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien, de l’UNESCO, du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, gel des financements américains à l’agence onusienne de secours aux réfugiés palestiniens et au Fonds des Nations Unies pour la population, critiques permanentes contre l’ONU, l’OMC, l’OTAN, l’Union européenne, etc.
Face à la pandémie, les organisations internationales font donc ce qu’elles peuvent, avec les moyens que les Etats (et notamment les plus riches et les plus puissants d’entre eux) leur donnent… ou pas.
[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/20/coronavirus-en-quelques-jours-le-monde-est-redevenu-une-somme-de-parties_6037135_3232.html
[2] Bertrand Badie, Michel Foucher, Vers un monde néo-national ?, Paris, CNRS éd., 2017.
[3] Source : https://news.un.org/fr/story/2020/04/1067052
[4] Cf. l’entretien d’Auriane Guilbaud par Marieke Louis dans la Vie des idées : https://laviedesidees.fr/L-OMS-dans-le-maelstrom-du-covid-19.html