Vincent Tournier, Maître de conférences de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Il est beaucoup question dans l’actualité des logiques de rejet qui s’exprimeraient en Europe contre les minorités ethniques ou religieuses, au point de nécessiter une mobilisation contre les discours de haine.
Que peut-on dire toutefois sur le degré d’ouverture ou de fermeture dans les pays européens ? La tolérance est-elle en hausse ou en déclin ? Se présente-t-elle de la même façon dans tous les pays et pour tout type de minorités ?
Mesurer la tolérance
Les analyses documentées sont rares car difficiles. Les indicateurs utilisés pour mesurer la tolérance ne sont pas toujours bien adaptés. C’est pourquoi nous proposons d’apporter un autre éclairage à partir de la European Values Study (EVS).
Ces enquêtes, qui sont réalisées périodiquement depuis 1981, présentent plusieurs avantages : elles sont supervisées par des universitaires, elles sont répétées tous les neuf ans (la dernière vague a été réalisée en 2017-2018) et elles couvrent un grand nombre de pays européens (une trentaine).
Parmi les questions qui sont utilisées dans l’EVS, l’une d’elles concerne plus particulièrement la tolérance : elle porte sur les voisins indésirables. Dans la version française, cette question est ainsi formulée :
« Sur cette liste figurent différentes catégories de gens. Voulez-vous m’indiquer s’il y en a que vous n’aimeriez pas avoir comme voisins ? »
Comme on le voit, l’originalité de cette question est de mettre les individus en situation : les répondants ne sont pas interrogés de manière abstraite sur leur niveau de tolérance mais sont invités à déclarer quels types de personnes ils n’aimeraient pas avoir pour voisins. Ajoutons que cette question est aisément compréhensible par tous, même si la notion de voisin peut être jugée équivoque.
La liste des voisins proposée en 2017 comprend neuf groupes (voir tableau 1). On peut regretter que cette liste ait été réduite par rapport aux enquêtes antérieures. En particulier, elle n’a pas conservé les minorités politiques (en l’occurrence les extrémistes de droite et les extrémistes de gauche) ainsi que d’autres groupes comme les personnes ayant un casier judiciaire. Malgré tout, cette liste est suffisamment large pour tirer quelques enseignements.
Alcooliques et drogués : les voisins mal-aimés
Le premier constat est qu’il existe en Europe de grandes variations selon le type de voisins. En moyenne, seuls deux groupes sont majoritairement refusés : les alcooliques (65 %) et les drogués (77 %). À l’autre bout du spectre, les personnes qui sont les moins refusées sont les chrétiens (6 %).
Entre ces deux extrêmes, il existe une certaine graduation : les groupes les plus rejetés sont les « gitans » (40 %), les homosexuels (30 %), les musulmans (24 %) et les immigrés (21 %). Loin derrière viennent les gens de « différentes races » (14 %) et les juifs (12 %). Ces rejets ne sont pas de même nature : certains se cumulent assez bien (par exemple, le rejet des voisins musulmans est très corrélé au refus immigrés) et d’autres non (le refus des juifs n’est pas corrélé au refus des drogués).
Par rapport à ces moyennes européennes, la France se présente comme un pays très tolérant. La hiérarchie des rejets y est globalement la même (ce sont toujours les drogués et les alcooliques qui sont le moins souhaités en tant que voisins) mais l’ampleur des rejets est nettement plus faible.
En particulier, les musulmans et les personnes de différentes races sont trois fois moins cités que dans le reste de l’Europe, ce qui invalide au passage l’idée selon laquelle la France serait inhospitalière envers ces populations.
Ce résultat permet aussi de comprendre pourquoi la France a été précocement une terre d’immigration, qui accueille aujourd’hui la principale communauté musulmane d’Europe de l’Ouest, que ce soit en chiffres absolus ou en chiffres relatifs, avec une population estimée à 5,7 millions d’individus, soit 8,8 %.
Clivages entre l’Est et l’Ouest
Si on regarde à présent les résultats par pays, on peut constater qu’il existe d’importants écarts entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est.
Le clivage Est/Ouest se vérifie d’abord pour les minorités ethno-religieuses (graphiques 1 et 2). À l’Ouest ou au Nord de l’Europe, le rejet des voisins de confession musulmane et de différentes races est très faible, alors qu’il est important à l’Est (on retrouve le même type de clivage avec l’indicateur sur les voisins juifs).
Ce clivage Est/Ouest se renforce depuis 2008 car le rejet a plutôt tendance à baisser à l’Ouest et à augmenter à l’Est, ce qui accroît la polarisation. Par exemple, en Hongrie, où les évolutions ont été particulièrement spectaculaires entre 2008 et 2018, le rejet des voisins musulmans est passé de 11 % à 38 % et le rejet des voisins de différentes races de 9 % à 28 %. On vérifie à nouveau que la France compte parmi les pays où le rejet des musulmans et des gens de différentes races est très faible. En 2008, la France était même le pays où les musulmans étaient les moins rejetés en tant que voisins.
Dans le cas des voisins homosexuels (graphique 3), le clivage entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est est encore plus marqué. À l’Ouest, à l’exception de l’Espagne, aucun pays ne connaît une hausse du rejet, ce qui confirme que l’homosexualité bénéficie d’une forte dynamique d’acceptation en Occident. À l’Est, le rejet des voisins homosexuels est beaucoup plus fréquent, même s’il existe une grande amplitude entre les pays (23 % en Tchéquie, 82 % en Arménie). Le clivage Est/Ouest s’accentue depuis 2008 principalement parce que le rejet des voisins homosexuels continue de baisser à l’Ouest (Pays-Bas, Allemagne, Italie, Autriche) alors qu’à l’Est, malgré des évolutions favorables en Pologne ou en Croatie, la plupart des pays se maintiennent à des niveaux élevés, voire évoluent vers moins d’acceptation.
Un dernier cas de figure concerne les voisins drogués ou alcooliques. Cette fois-ci, même si les écarts entre l’Est et l’Ouest sont toujours importants, le rejet apparaît plus généralisé : non seulement il est nettement plus élevé partout mais de plus il se renforce quasiment dans tous les pays depuis 2008. On le voit très bien dans le cas de la drogue (graphique 4) : seuls les habitants du Danemark et de la Géorgie sont moins nombreux à ne pas vouloir de voisins drogués.
En France, où l’acceptation des voisins drogués était parmi les plus élevées en 2008, le rejet passe de 40 % à près de 60 %. Les évolutions sont comparables lorsqu’on interroge les Européens sur les voisins alcooliques : au mieux, le refus d’avoir ce type de voisin est stable, mais dans beaucoup de pays il augmente. Seuls deux pays (le Danemark et la Finlande) sont devenus plus tolérants.
Un autre regard sur les partis populistes
Comme on le voit, les minorités ethno-religieuses ou sexuelles ne sont donc pas rejetées partout de la même façon, loin s’en faut. Toute une partie de l’Europe de l’Ouest fait au contraire preuve d’une très grande ouverture en matière de voisinage.
Ce résultat invite à porter un autre regard sur l’émergence de partis dits populistes. Ces partis ont en effet tendance à être analysés à l’aide de la même grille de lecture, comme si le populisme était un phénomène homogène.
Or, les données EVS sur les voisins incitent à penser que les ressorts de ces partis ne sont pas comparables car les électorats n’ont pas les mêmes prédispositions psychologiques, les mêmes bases anthropologiques. Cette diversité n’est sans doute pas pour rien dans les difficultés qu’ils rencontrent pour s’unifier au niveau européen.
Il est toutefois possible de s’interroger sur la valeur des résultats. Quelle est la sincérité des sondés ? Leurs réponses témoignent-elles de ce qu’ils pensent vraiment ou reflètent-elles surtout les normes et les tabous qui prévalent dans chaque pays ?
Comprendre les tabous
Cette seconde interprétation doit être prise au sérieux car, en Europe de l’Ouest, le racisme et la xénophobie ont fait l’objet d’un puissant mouvement de délégitimation depuis la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation ; parallèlement, l’homosexualité a bénéficié d’une visibilité et d’une légitimité croissantes.
Il est donc possible que les répondants préfèrent taire leurs opinions réelles, conformément à la logique de la spirale du silence : face à la crainte de se retrouver isolé dans son environnement social, l’individu a tendance à taire son avis. On peut aussi évoquer l’impact de la falsification des préférences qui conduit les individus à modifier temporairement dans certains contextes sociaux leurs goûts ou leurs comportements. Ces deux mécanismes découragent les avis dissidents de s’exposer publiquement.
Le rôle des affinités
Si elle comporte une part de vérité, cette analyse mérite cependant d’être complexifiée. Nous avancerons l’hypothèse que, lorsque les gens sont interrogés sur les voisins qu’ils souhaitent, leurs réponses vont être tributaires de deux principes contradictoires : un principe de similarité et un principe de normativité. Par principe de similarité, expression que nous reprenons à Laurent Cordonier nous entendons le fait que les individus ont spontanément tendance, pour se rassurer, à privilégier les personnes qui leur ressemblent dans le choix de leurs relations sociales.
Cette préférence pour la ressemblance passe par différents critères comme la langue, l’ethnicité ou la culture. Dans l’enquête EVS, ce principe de similarité se manifeste par le fait que les chrétiens figurent parmi les voisins les moins rejetés, alors que les gitans suscitent davantage de défiance. On retrouve ici ce que Paul Collier appelle la « distance culturelle » : plus cette distance est élevée, plus la méfiance augmente.
C’est une attitude bien connue : les individus se sentent toujours plus proches de ceux avec qui ils se sentent une affinité ou une proximité, comme le confirme le phénomène du « mort kilométrique ». Même les individus qui se disent non-racistes ont une propension à aider ou à privilégier les gens qui leur ressemblent.
Principe de normativité
Toutefois, il faut tenir compte d’un second paramètre : le principe de normativité. Ce principe se situe dans le registre des valeurs. La période post-1945 a été marquée par un processus d’individualisation très fort. Par individualisation, on entend ici la valorisation de l’individu comme être autonome et responsable, émancipé et libre de ses choix. Les enquêtes EVS ont largement confirmé l’existence de ce processus d’individualisation, mais elles montrent aussi que celui-ci s’est surtout affirmé dans la partie occidentale de l’Europe pour de multiples raisons : prospérité économique, sécularisation religieuse, contexte de paix et de démocratie, hausse du niveau d’éducation, instauration de l’État-providence.
Devenu un principe normatif majeur dans les sociétés occidentales, l’individualisme incite à juger autrui en fonction non pas de ses origines ou de ses appartenances collectives (nations, religions, classes sociales) mais de ses qualités personnelles, voire de ses mérites : chacun doit être jugé pour ce qu’il fait, non pour ce qu’il est. L’injonction désormais systématique de ne pas faire « d’amalgame » à propos des attaques islamistes le montre bien : seuls les individus peuvent être tenus pour responsables de leurs actes, non les groupes.
Des principes qui se contredisent
Or, ce principe normatif est susceptible de venir contredire le principe de similarité. En Europe occidentale, où les valeurs individualistes sont très développées, il est peu concevable de refuser a priori un voisin en raison de ses origines, de sa race ou de sa religion.
En revanche, suivant ce même raisonnement, il est parfaitement acceptable de rejeter les alcooliques ou les drogués car leur situation est très différente. Ces deux catégories sont en effet définies par leur mode de vie : ce sont des individus qui ont adopté un comportement critiquable sur le plan moral, ou simplement problématique car imprévisible et dangereux.
On trouve une confirmation de cette explication dans le fait que, d’après l’enquête EVS, une proportion croissante de la population juge acceptable de consommer des drogues douces, alors que les voisins drogués sont mal acceptés. Cela peut paraître contradictoire, mais on peut y voir une illustration de l’individualisation des mœurs : le fait de se droguer est jugé acceptable au nom de la liberté individuelle, mais l’adoption de ce comportement n’en jette pas moins une suspicion sur celui qui s’y livre. Chacun est libre de ses choix mais chacun doit aussi les assumer.
Accepter les coutumes des autres
Cette grille de lecture permet de comprendre pourquoi nombre de personnes, bien qu’elles se disent largement ouvertes à l’idée de voisiner avec des gens issus de minorités ethno-religieuses, puissent avoir des pratiques bien différentes dans la vie réelle. Il s’agit moins de fuir les individus eux-mêmes qu’un certain type de comportements jugés inadaptés dans une société gagnée par l’individualisation, qui peuvent être les incivilités, le sexisme, l’intolérance ou le communautarisme.
On peut en voir une confirmation dans un autre indicateur utilisé dans l’enquête EVS : souhaite-t-on que les immigrés maintiennent leurs propres coutumes et traditions, ou qu’ils adoptent celles du pays d’accueil ?
Cette question est présentée sous la forme d’une échelle qui va de 1 à 10 où 1 signifie que les immigrés doivent conserver leurs propres coutumes et 10 qu’ils doivent adopter les coutumes du pays d’accueil.
Le graphique 5 présente la proportion de gens qui ont opté pour les réponses 1 à 4, autrement dit ceux qui souhaitent que les immigrés conservent leurs coutumes, donc qui se situent davantage sur le versant multiculturaliste que sur le versant assimilationniste.
Comme on le voit, le modèle multiculturaliste est beaucoup moins soutenu à l’Ouest qu’à l’Est, et la dynamique entre 2008 et 2018 joue nettement dans le sens d’un déclin du modèle multiculturaliste, y compris dans des pays comme l’Autriche et l’Allemagne où il a bénéficié d’un certain soutien dans les populations de ces deux pays mais fait désormais l’objet de critiques.
C’est dire si l’individualisation se présente comme un processus complexe : d’un côté, ce processus favorise une plus grande tolérance au nom de la liberté individuelle, mais de l’autre il peut mener au rejet de ceux qui n’entrent pas dans un certain cadre, dans un certain type de sociabilité.
Cette analyse a été initialement publiée par The Conversation le 25 février 2020.