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Aurélien Lignereux , Sciences Po Grenoble, CERDAP2
À n’en pas douter, le Dictionnaire des idées reçues, version 2019, comporterait une notice « Expat » et celle-ci alignerait plaisamment les clichés sur la sociabilité de piscine, les stratégies scolaires ou les habitudes alimentaires des expatriés d’aujourd’hui. Dans un monde toujours plus ouvert aux mobilités et, en corollaire, gagné par la standardisation des modes de vie, la massification et la multiplication des formes et acteurs de l’expatriation ne sont en effet pas venus à bout des habitus nationaux, que met précisément en relief le dépaysement, ni des clichés sur ces expatriés.
L’ancienneté des représentations sociales y est peut-être pour quelque chose, car celles-ci remontent à la période napoléonienne, lorsque plusieurs milliers de fonctionnaires nés français avaient été nommés aux quatre coins d’une Europe se confondant en partie avec le Grand Empire. Les villes de Rome et de Hambourg n’étaient-elles pas deux préfectures parmi les 130 que comptait la France de 1811 ? À Naples ou à Cassel, des souverains de la famille de Napoléon n’entretenaient-ils autour d’eux des dignitaires, des fonctionnaires et des militaires français ? De jeunes auditeurs au Conseil d’État n’administraient-ils pas la Catalogne ou les Provinces Illyriennes ?
Depuis longtemps au cœur des études napoléoniennes, l’imposition du modèle français aux territoires conquis ou réunis, annexés ou vassalisés, a plus récemment été abordée dans une perspective culturelle et non plus seulement institutionnelle par la New Napoleonic History. Cette dernière a porté l’attention sur les relations, moins univoques et unilatérales qu’on le croyait, entre le centre et les périphéries, ainsi que sur les contacts et les conflits interculturels au sein d’un tel empire.
Prolonger ces travaux par une approche à la fois sociale et familiale des agents de l’État impérial permet de reconsidérer cette expérience inédite d’expatriation administrative dans toutes ses dimensions, fussent-elles anecdotiques en apparence mais propres à éclairer les chocs culturels, la construction des identités sociales ou l’émergence de l’expatrié comme type social. C’est même tout le pari napoléonien de fusion et d’amalgame des élites voire des peuples qui s’est trouvé compromis par le comportement de ces Français, peu désireux de s’installer dans la durée et de se lier avec les habitants – qui le leur rendent bien d’ailleurs. Ces fonctionnaires missionnaires de la France étaient dès lors prompts à se désolidariser en leur for intérieur de l’entreprise impériale, comme le constatait Napoléon, dans une lettre de juin 1805 à son beau-fils, le vice-roi Eugène, à propos de Méjan, ancien secrétaire général de la préfecture de la Seine, et promu chef de l’administration du nouveau royaume d’Italie, bâti sur le modèle français : « Vous aurez à réprimer en lui, comme dans les autres Français, la disposition qui les porte à dépriser le pays, d’autant plus que la mélancolie s’y joindra ; car le Français n’est bien nulle part qu’en France ».
Propos de convention que s’autorise comme souvent l’empereur ? Loin s’en faut : qu’il s’agisse d’une demande de congé pour raison de santé et pour intolérance au climat local, d’une lettre plaintive et inquiète d’un mari à son épouse, ou d’un rapport officiel dénigrant l’insociabilité des indigènes – le terme est alors d’usage fréquent – ou la nullité de leurs théâtres, les archives fourmillent d’illustrations frappantes de l’insatisfaction de ces hommes malgré les postes élevés qu’ils occupaient. En mai 1808, le député de l’Isère Dumolard ne s’agaçait-il pas de la sorte des prétentions et de l’impatience de Joseph Perrin, l’un de ces nombreux Dauphinois intégrés dans la Régie des Droits Réunis (les contributions indirectes), promu contrôleur principal à Alba, ville piémontaise où il jouit d’une situation confortable matériellement tout en étant rongé par le mal du pays :
« j’espère, sous un mois, pouvoir aller jusqu’à Grenoble et y faire un peu de séjour. Nous nous y trouverons donc ensemble, et nous aviserons de concert à accélérer la rentrée et le placement de votre frère dans l’intérieur de notre ancienne France. C’est un malheur sans doute que d’attendre quand on s’ennuie, mais convenons cependant qu’avec 5 000 francs de traitement en Piémont on peut se distraire et se procurer même au besoin une cuisinière française si les mets du pays paraissent mal apprêtés ».
Le train de vie né de l’écart du coût des choses et des services (notamment la domesticité) compenserait ainsi le dérangement des goûts et des habitudes. Ce n’est là, bien entendu, qu’un élément parmi beaucoup d’autres que révèle une enquête au long cours menée sur les Français expatriés dans l’Europe de Napoléon. En écho aux Coloniaux de la Troisième République, l’enquête suit, pas à pas, un groupe de 1 500 Impériaux, soit des fonctionnaires civils, nés Français et ayant été en poste entre 1800 et 1814 dans les territoires situés en dehors des frontières de 1792, depuis les conditions de leur départ pour une circonscription naguère étrangère jusqu’à la mémoire d’un épisode ayant conjugué l’épreuve intime du dépaysement au sentiment gratifiant d’avoir écrit l’Histoire.
C’est donc l’expérience transversale de l’expatriation qui, de préférence aux découpages corporatistes ou hiérarchiques usuels, fonde cette cohorte, réunissant ainsi préfets et simples préposés des douanes, ingénieurs des Ponts-et-Chaussées et inspecteurs des contributions, juges et policiers. Menée avec la finesse du grain prosopographique (les fiches individuelles que ventile la base de données File MakerPro se décomposent en près de 100 rubriques, de la naissance à la pension de retraite, en passant par les tribulations connues durant la Révolution), cette reconstitution des carrières et jusqu’à l’intimité de ces 1 500 fonctionnaires donne donc corps à une catégorie en voie de constitution avant que les événements de 1813-1814 ne la disloquent.
La chute de Napoléon n’a toutefois pas effacé les relations tissées et les savoirs acquis au cours de l’expatriation – bref, tout un capital social impérial que ces hommes entendent valoriser à leur retour en France. De fait, après avoir été les maîtres d’œuvre de la construction d’un État-Empire d’envergure européenne, les mêmes fonctionnaires ont été employés au parachèvement de l’État-Nation dans le cadre de la France réduite aux frontières des traités de Paris de 1814-1815.
Trois temps structurent l’ouvrage qui en expose les résultats (Aurélien Lignereux, Les Impériaux. Administrer et habiter l’Europe de Napoléon, Paris, Fayard, 2019, 432 p.). Il s’agit tout d’abord de cerner le marché devenu impérial des emplois publics, en mettant en évidence les opportunités et les tensions nées du jeu de l’offre d’État et de la demande sociale, ainsi que les malentendus générés tant est grand le décalage entre la pré-connaissance des lieux ou les capacités qu’avaient les postulants et les réalités locales ou les compétences utiles, en l’absence de filières de recrutement autres que le patronage.
C’est ensuite une anthropologie des expatriés que nous proposons au fil d’une immersion au sein des correspondances familiales, attentive au quotidien, aux problèmes linguistiques, ou à la place des femmes dans ce contexte ; soupeser de la sorte le dépaysement, dans toutes ses aspects, permet de ne plus être dupe de l’impérialisme que les Impériaux affichent auprès du gouvernement.
Enfin, la troisième partie éclaire le rapatriement de ces fonctionnaires, la réintégration des uns, la reconversion ou la retraite des autres, le bilan qu’ils tirent de leur expérience. Sur le plan politique par exemple, des Impériaux se font Patriotes, et ces praticiens du droit d’un peuple à disposer des autres deviennent ainsi les défenseurs au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tout en poussant au rebond mondial de l’expansionnisme français. Forts des connaissances acquises, certains Impériaux se posent en experts des pays voisins. Tous, en tout cas, sont dépositaires d’une mémoire de l’empire, entretenue par leurs pratiques de sociabilité et transmise à leurs proches, qui ne se confond pas avec la geste napoléonienne et qui a contribué, malgré tout, à mieux faire connaître l’Europe aux Français.