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Guillaume Roux, Pacte-CNRS avec Aurélien Lignereux, Sciences Po Grenoble, CERDAP2
En mars 2019, Mistral, un quartier de Grenoble étiqueté sensible, a connu plusieurs nuits consécutives d’émeutes. Celles-ci faisaient suite à la mort, le 2 de ce mois, de deux jeunes en scooter, lors d’une course poursuite avec la police – et plus précisément avec la BAC (Brigade Anti-Criminalité ; l’un des jeunes habitait le quartier, l’autre y était connu).
Dans ce cadre, l’action de la police a fait l’objet de critiques virulentes, à Mistral au premier chef mais encore dans d’autres quartiers populaires de Grenoble (qui ont été aussi, par ricochet, le théâtre d’affrontements entre jeunes et policiers). La poursuite engagée par les agents de la BAC, dans des conditions pouvant mettre en danger la vie de ces jeunes, y a été jugée souvent illégitime, sinon scandaleuse – et a soulevé divers questionnements concernant le respect d’un code policier, formel ou informel.
Par ailleurs, comme c’est généralement le cas dans ce type d’affaire, la version policière officielle, relayée par les médias ou par des agents de l’État, a été mise en cause – ou suscité du moins l’expression d’une « demande de vérité » et de clarifications. Sur les murs du quartier, des tags vindicatifs sont apparus pour obtenir justice, mais aussi réclamer que les policiers soient mutés ailleurs, ou exprimer un rejet radical de l’institution.
Si pareille réaction sembler naturelle – le cas Mistral évoque d’autres événements comparables, à commencer par le parallèle couramment opéré avec la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois –, elle n’a rien d’évident. D’abord, contrairement à d’autres zones étiquetées sensibles de l’agglomération, Mistral n’avait jamais connu de véritables émeutes. Comme dans d’autres quartiers populaires – et peut-être davantage – les habitant.e.s peuvent y exprimer, pour une partie d’entre eux, une demande de police (en lien avec l’existence notoire d’un trafic de stupéfiants, lequel est régulièrement évoqué dans les médias locaux).
Une enquête conduite ces dernières années a montré qu’à Mistral, l’action de la police, bien que très critiquée dans ses modalités, était jugée souvent légitime – ce qui est beaucoup moins vrai dans d’autres quartiers de la ville (au vu, là encore, de nos recherches). À la différence de ce qu’on observe par exemple à la Villeneuve, nous n’y avons pas trouvé trace d’une mémoire négative de la police, construite au fil du temps, comme « ennemi » du quartier et de ses habitant.e.s (laquelle peut se transmettre entre générations). Ainsi, au-delà de ressemblances apparentes, les situations des quartiers populaires du point de vue de leur rapport avec la police présentent de forts contrastes – contrastes que seule l’enquête de terrain permet de révéler.
L’action policière sous l’œil et dans la mémoire des habitants
Ces situations locales se comprennent largement à partir de l’historique des relations police-population. Ainsi, dans plusieurs quartiers populaires de Grenoble, des forces de police spécialisées interviennent d’assez longue date (au gré des différents dispositifs expérimentés depuis plusieurs décennies : Structure Légère d’Intervention et de Contrôle, équipe de CRS, Brigade Spécialisée de Terrain, etc.). Celles-ci ne sont pas spontanément perçues comme indésirables : en fonction des cas et des groupes concernés, ce peut même être l’inverse, les habitant.e.s de certaines zones déplorant la faible présence policière et réclamant l’îlotage.
Cependant, dans plusieurs de ces quartiers, les forces de l’ordre se voient associées, au fil du temps, à des pratiques ou des interventions qui marquent les esprits de façon négative, et cristallisent un antagonisme population-police. Ce conflit renvoie plus ou moins, selon les cas (individus ou quartiers), à la brutalité des « descentes de police », aux modalités de l’îlotage en tant que surveillance d’un quartier et d’une population suspecte, et aux contrôles policiers « au faciès » ou discriminatoires (ces différents griefs pouvant se conjuguer, mais être évoqués aussi séparément).
Dans cette perspective, le ciblage policier de certains quartiers suscite un rejet qui peut être durable. Ses motifs sont en partie pratiques, certains habitant.e.s évoquant des brutalités et parfois une peur de la police et de ses interventions (pour leurs enfants ou eux). Mais ils sont également symboliques : volontairement ou non, la police envoie des signaux qui concernent à la fois l’intentionnalité policière concernant un quartier ou ses membres, ainsi que leur statut – celui d’un groupement vu comme respectable ou plus problématique (et qui peut se sentir méprisé).
L’action policière peut ainsi redoubler, au ras du sol, la stigmatisation qui touche les habitant.e.s des quartiers populaires, et spécialement les membres des minorités racialisées. Sans toutefois se réduire à cette seule dimension, nos travaux ont en effet montré que l’interprétation du ciblage policier par les membres des quartiers étiquetés sensibles – et le fait spécialement de se sentir visé comme membre d’un « groupe suspect » – dépendait largement de l’identification des habitant.e.s comme blancs ou non-blancs.
À Mistral, la mise en place d’un dispositif de ciblage policier (attribution d’une brigade spécialisée, multiplication des interventions…) est relativement récente : elle fait suite au classement de ce quartier, avec quelques autres de l’agglomération, en Zone de Sécurité Prioritaire, survenu en 2013 (mais ses répercussions sur le policing du quartier n’ont pas été immédiates). Si le principe du ciblage policier n’y était pas jusque-là massivement contesté, les événements de mars 2019 vont-ils changer la donne ? Il existe désormais un passif, auquel la police pourra décider de tenir compte ou non. Ceci aussi bien dans la forme de ses interventions que dans la place accordée aux demandes d’acteurs du quartier, ou des habitants qui s’expriment publiquement (et se plaignent parfois de n’être pas entendus). Pour tous les autres, seule l’enquête de terrain est à même de rendre compte des griefs dans leur diversité, de comprendre non seulement comment les actions de la police posent concrètement problème (lorsque des habitant.e.s se sentent mis en danger) – mais encore la manière dont le ciblage policier se voit symboliquement interprété.
Le projet MéMim
Le projet de recherche MéMim, qui réunit des spécialistes de diverses disciplines (historien.nes, politistes, géographes…), vise à comprendre la manière dont se noue un antagonisme population-police au sein de différents quartiers populaires – et dont on pourrait envisager de le dénouer. Il part du constat, fruit de l’enquête de terrain, que ce contentieux s’inscrit chaque fois dans des configurations locales spécifiques, historiquement contingentes, à l’échelle d’un quartier. Le projet vise ainsi à ressaisir la façon dont celles-ci se sont peu à peu constituées. Ceci au carrefour de la définition du ciblage d’un quartier – qui dépend à la fois de décisions policières, de l’action locale ou nationale d’autres acteurs publics – de différents événements, incidents ou drames qui marquent durablement les esprits, et des réactions des membres d’un quartier, telles qu’on peut tenter de les appréhender dans une perspective d’histoire du temps présent, en remontant aux années 1970.
Même si pareille grille de questionnements se heurte aux limites des archives historiques ou de leur communicabilité, la comparaison entre quartiers d’une même agglomération, nous semble d’ores et déjà heuristique. Des résultats obtenus à ce niveau local, éclairent ainsi certains constats issus d’études nationales ou internationales (enquêtes d’opinion…) concernant les rapports population-police (s’agissant par exemple de la corrélation entre la défiance exprimée envers la police, d’une part, et, de l’autre, la fréquence des « descentes policières » dans un quartier). Ils permettent également d’identifier les angles morts d’une littérature, notamment criminologique, qui ne s’attache pas principalement à documenter l’existence d’antagonismes locaux population-police – et d’entrer ainsi en dialogue avec elle.
Du point de vue de la science politique, ce travail entre en résonance avec le constat, relativement récent, d’une sous-estimation du rôle de la police au regard d’enjeux majeurs de la discipline. Cela vaut en particulier pour la manière dont les membres des quartiers populaires (ou d’une underclass) et / ou des minorités racialisées envisagent leur rapport à l’action publique et à la société (qui rejoint à la fois les travaux sur les policy feedback, la citoyenneté, la racialisation ou les processus de catégorisation / identification collectives). Du point de vue de l’historiographie, ce projet s’inscrit dans un courant qui, s’étant intéressé aux savoirs et savoir-faire, cultures et pratiques des acteurs du maintien de l’ordre, est désormais en mesure de rendre compte des reconfigurations des rapports entre polices et populations ainsi que des interactions à l’œuvre sur le terrain. Pour la géographie, on peut se demander comment l’action de la police participe de la saillance du « quartier » comme frontière physique, mais aussi symbolique – principe de classement et de division sociale.
Au-delà des cloisonnements disciplinaires, ce projet s’inscrit dans un effort de réévaluation du rôle de la police dans la construction des principaux clivages et antagonismes socio-politiques qui marquent la vie sociale. Il rejoint également un ensemble de travaux sur la production de la déviance et de la norme – et plus spécifiquement de groupes pensés comme « à risque » – à partir des pratiques et des dispositifs de l’action publique à une échelle locale. Partant du constat que la police détient « la capacité de constituer la réalité comme objet d’une rationalité gouvernementale » (Paolo Napoli), on peut réévaluer la production à la fois policière et politique (ou gouvernementale, au sens foucaldien) des principes de classement et de division du monde social, tels qu’ils se construisent au plus près de pratiques et d’agencements locaux, pour partie contingents.